Lectures et traductions d’une répétition, L’Invetriata dans les Canti Orfici de Dino Campana

Una analisi sulla traduzione in lingua francese di una poesia di Dino: L'invetriata

 

di Iris Llorca

 
UNIVERSITE PARIS 3, SORBONNE NOUVELLE

 

La répétition dans l’unique recueil de Campana revêt deux aspects fondamentaux différents qui sont intéressants à étudier sous le projecteur de la traduction et qui sont révélateurs du langage poétique de notre poète. Il y a deux types de répétitions dans l’écriture de Campana : la répétition macrotextuelle (à l’échelle du recueil) et la répétition microtextuelle (à l’échelle d’un seul texte du même recueil). La répétition macrotextuelle correspond à un substantif, un syntagme rencontrés à différentes reprises dans le volume en des textes différents (en prose et en vers) et éloignés les uns des autres. La répétition microtextuelle engage un substantif, un adjectif, un syntagme rencontrés plusieurs fois au fil d’un texte.

Les récurrences peuvent apparaître d’un poème à l’autre et leur repérage n’est pas évident et immédiat. Cependant, ce sont chez Campana des termes obsédants qui le deviennent aussi pour le lecteur et le traducteur. L’agencement d’une répétition peut être différent et pourtant apparaître visuellement identique ; il s’agit de l’agencement modifié d’une répétition. Ce qui a pour conséquence que nous avons plus l’impression de retrouver une ambiance, une atmosphère, une image, une sensation que de lire de nouveau un élément répété.

La lecture des Chants Orphiques est conduite par ces presque-mêmes répétitions lesquelles, en minimisant, par exemple, les silences furtifs qu’impose une virgule, suscitent, éveillent, titillent la mémoire immédiate du lecteur ; on parle de « déjà-vu », nous préférons ici, « déjà-lu », « déjà-entendu ». C’est à ce moment que le lecteur est tenté d’effectuer et effectue une lecture rétroactive de la phrase en l’apparence répétée afin de rechercher à quel endroit exactement il a déjà lu cette phrase. C’est aussi ce que fera le traducteur lorsqu’il cherchera à rendre un tel parallélisme structurel dans l’écriture de Campana. Peut-il éviter cette répétition ? Dans certains cas, il semble impossible d’y renoncer.

Le réseau de répétitions campaniennes, au sein des Chants Orphiques, au-delà d’agencer un rythme dans l’écriture et dans la lecture, impose voire ordonne une marque stylistique. Certaines des répétitions de ce réseau peuvent être interprétées et définies comme des balises qui signalent au navigateur qu’est le lecteur, la route à suivre : ces mots-clefs constellent le livre du poète ; ils indiquent le chemin à suivre dans l’écriture, tout au long du voyage de Campana, de la Toscane nocturne à la luminosité méditerranéenne de Gênes. Ces balises sont aussi, pour reprendre les termes de Maria Luisa Spaziani (dans son introduction à la traduction de Michel Sager des Chants Orphiques), « une respiration, un rythme, une mimesis du poème lui-même en train de se faire, une spirale qui […] revient au même endroit mais à un niveau différent ».

D’autres répétitions de ce même réseau sont, pour nous, comme une signature : une stylisation du trait qui rend reconnaissable, comme en peinture, la main du maître ; ces répétitions sont celles qui lient, unissent, soudent les textes du recueil entre eux.

Le traducteur doit, par conséquent, être attentif à la complexité et à la signification de ce réseau de répétitions. La traduction aide au repérage des différentes balises et signatures. Une première question est de savoir si il est possible, dans le texte d’arrivée, de les conserver ; une seconde question est de comprendre comment la traduction de ces balises et signatures permet de saisir les combinaisons sémantiques qui s’articulent autour d’un ensemble de termes obsédants pour Campana, qui s’inscrivent dans la durée de l’image comme autant d’étapes dans l’observation et le questionnement du poète.

Nous proposons la lecture et l’analyse de deux lemmes : « invetriata » et « fumoso ». Le premier parce qu’il constitue le titre d’une poésie et, de par cette position en relief, a un rôle remarquable dans la traduction laquelle sera tentée de conserver cette dimension stratégique ; le second parce qu’il représente une pluralité de sens de laquelle découle une difficulté de traduction en français.

Pour une analyse quantitative des lemmes présents dans le recueil Canti Orfici, nous avons comme précieux outil, l’ensemble des concordances du recueil de Campana. De ce répertoire sémantique, nous déduisons une langue poétique de notre poète, une répétition lexicale significative telle que l’est le mot « invetriata ». En effet, ce mot, du langage quotidien, a cinq occurrences dans le texte du poète de Marradi. Deux de ces occurrences sont présentes dans le texte intitulé L’Invetriata, mais les trois autres sont disséminées dans trois textes différents ; chacune de ces trois occurrences est systématiquement inscrite dans le même cadre sombre, brumeux, mystérieux et opaque. Cette caractéristique d’emploi nous amène à nous interroger sur la traduction : dans un contexte similaire, un mot répété doit-il être systématiquement traduit de la même façon ? Le choix des trois traducteurs est différent, seul Mileschi a conservé dans tout le recueil le même mot (« baie vitrée ») ; nous pouvons donc apprécier qu’il ait conservé la répétition macrotextuelle de cet élément qu’affectionne particulièrement Campana ; nous pouvons interpréter ce choix de traduction du fait que, le mot invetriata étant un titre à lui seul, cette mise en valeur implique un écho plus marquant, plus marqué et plus présent que s’il eût été enfoui entre les lignes.

En ce qui concerne « fumoso », les occurrences sont au nombre de six ; ce qui semble être une quantité faible révèle en réalité une répétition notable dans le lexique de Campana. Pour traduire cet adjectif en français, nous avons deux possibilités. En italien, « fumoso » a quatre sens et les deux adjectifs qui recouvrent cette sphère sémantique sont « fumeux » et «  vaporeux ». Une question se pose : nous sommes en présence d’une répétition en partie macrotextuelle ; sachant que cet adjectif (« fumoso ») porte en lui le sème de la fumée, de la vapeur, de l’inconsistance, la traducteur peut-il conserver cette répétition alors que le contexte implique ou peut impliquer l’emploi d’un des deux adjectifs en français.

Quelle décision ont pris nos trois traducteurs ? Le premier, Michel Sager, a gardé une constance et semble traduire de manière différente lorsque le contexte impose un adjectif plus que l’autre. Christophe Mileschi s’est attaché à ne conserver que deux possibilités de traductions, ainsi, d’une certaine façon, il dédouble la répétition de Campana ; « vaporeux » et « fumeux » reviennent assez souvent pour permettre au lecteur français de découvrir une partie de réseau de répétitions des Canti Orfici ; à la lecture de sa seule traduction, le lecteur est tenté de penser qu’il y a une répétition macrotextuelle des mots «vaporeux» et «fumeux». Tout au contraire, dans le texte de Claude Galli, aucune sorte de répétition ne transparaît ; aucun écho, aucun martèlement, aucune balise. Nous pouvons donc affirmer que, dans une traduction, il est possible de conserver un schéma ou une partie de schéma de répétitions existante dans le texte original.

Nous proposons dès à présent le texte analysé et ses traductions afin que la lecture de nos travaux soit plus aisée :

L’Invetriata

La sera fumosa d'estate

Dall'alta invetriata mesce chiarori nell'ombra

E mi lascia nel cuore un suggello ardente.

Ma chi ha (sul terrazzo sul fiume si accende una lampada) chi ha

la Madonnina del Ponte chi è chi è che ha acceso la lampada? - c'è

Nella stanza un odor di putredine: c'è

Nella stanza una piaga rossa languente.

Le stelle sono bottoni di madreperla e la sera si veste di velluto :

E tremola la sera fatua: è fatua la sera e tremola ma c'è

Nel cuore della sera c'è,

Sempre una piaga rossa languente.


La fenêtre

Les vapeurs du soir d'été

Du haut de la fenêtre versent des clartés dans l'ombre

Et scellent mon coeur d'une cire ardente.

Mais qui a (sur le quai sur le fleuve s'allume une lampe) qui a

Pour la Vierge du Pont qui est-ce qui a allumé la lampe ?- il y a

Dans la chambre une odeur de pourriture : il y a

Dans la chambre une rouge plaie languissante.

Les étoiles sont des boutons de nacre et le soir s'habille de velours ;

Et tremble le soir follet : feu follet le soir tremble mais il y a

Dans le coeur du soir il y a

Toujours une rouge plaie languissante.


La baie vitrée

Le soir fumeux d'été

De la haute baie vitrée verse des lueurs dans l'ombre

Et dans le cœur me laisse une brûlure scellée.

Mais qui a (sur la terrasse sur le fleuve s'allume une lampe) qui a

A la petite Madone du Pont qui c'est qui c'est qui a allumé la lampe ? - y'a

Dans la chambre une odeur de putridité : y'a

Dans la chambre une plaie rouge languissante.

Les étoiles sont des boutons de nacre et le soir se vêt de velours :

Et tremble le soir fat : il est fat le soir et il tremble mais y'a

Dans le coeur du soir y'a,

Toujours une plaie rouge languissante.

 

 

Cette poésie désarçonne le lecteur par l’effondrement ou l’emballement du vers grâce au rythme. L’emballement se focalise sur le rythme ascendant de chaque vers, sur les répétitions successives des mêmes syntagmes («una piaga rossa languente »), sur la transformation de la syntaxe avec les mêmes mots («e tremola la sera fatua: è fatua la sera e tremola») et sur la longueur des vers, qui tiennent davantage de la prose (vingt et une et vingt trois syllabes). Campana joue sur la possibilité d’étirement du vers que l’oreille italienne ne perçoit plus comme tel.

Prenons le premier vers dans lequel la cadence est liée à la segmentation de la phrase, une assonance en a implique déjà une répétition sonore en soi ; un son qui martèle le rythme ; ce qui cependant est le plus frappant est la syntaxe désarticulée qui brise le rythme, le saccadant, le hachant. Cette désarticulation révèle surtout un déséquilibre entre la protase et son apodose ; en considérant ce vers comme une phrase à lui seul, nous constatons trois déséquilibres : «ma chi ha» forme la première protase accentuée; «sul terrazzo sul fiume si accende una lampada», la parataxe n’empêche pas la protase et l’apodose de suivre le rythme naturel de la langue ; avec « chi ha » intervient ici le deuxième déséquilibre: il y a suspension de la protase ; « chi ha » est accentué et peut se lire tant comme apodose du vers-phrase que comme protase du vers suivant, une sorte d’enjambement dans l’intonation de la lecture.

L‘écho des sons est dû à la présence du syntagme « chi ha » en début et en fin de vers. Le questionnement de Campana se fait grâce à l’intégration de cette parataxe qui fait que la répétition n’est pas banalisée par le rapprochement des sons. Lors de la traduction, cette répétition est inévitable. Surtout que le vers suivant reprend cette répétition : cet ajout engendre un écho très rapproché suscitant une accélération de la prononciation, de la lecture du vers : « la Madonnina del Ponte chi è chi è che ha acceso la lampada ? –c’è ». Nous remarquerons l’ajout de « chi è », grammaticalement inutile mais qui cependant, d’un point de vue rythmique, n’est pas anodin et qui permet l’insistance sur le questionnement du poète ; la question porte sur qui a allumé la lampe pour se transformer en une interrogation sur la nature de celui qui allumé la lampe. Il ne faut pas banaliser le questionnement de Campana : il est poète nocturne et se définit comme tel ; dans cette poésie, il y a une complicité dans la douleur du « poeta notturno » et de la « sera » et l’obscurité est l’alliée de cette complicité : allumer la lampe, c’est donner de la lumière afin de dissoudre l’obscurité, ce qui n’est pas anodin : cette action brise le parallélisme entre le poète et son environnement (« la sera »). Il ne suffit donc pas de traduire une répétition, il faut aussi, dans le choix des mots qui la constitue, conserver l’importance sémantique qu’elle revêt.

Du point de vue de la traduction, celui qui a le plus respecté cette répétition est Mileschi : il y a la redondance des sons et leurs juxtapositions, l’ajout non nécessaire mais signifiant de « chi è ». Non seulement il a restitué la disposition répétitive mais aussi il a provoqué la même accélération en français. Sager, lui, a fait le choix de minimiser cette répétition en ne la conservant pas en entier : le double son du « qui » est présent mais en revanche, il s’en suit une fluidité de lecture qui n’est absolument pas existante dans le texte original ; ce choix et d’autant plus étrange que Sager, dans sa postface à sa traduction, définit la répétition chez Campana « comme moteur du poème ». Mileschi et Sager ont profité de la proximité sonore entre le « chi è » et le « qui est » pour transposer en français l’effet répétitif créé par Campana. Une remarque : il y a dans les traductions une répétition bien involontaire celle-ci, mais qui ne peut être éviter du fait de la langue française ; il s’agit de « qui c'est qui c'est qui a allumé la lampe » : en français, les pronoms relatif et interrogatif sont identiques.

« Nella stanza […] / Nella stanza […]» ; ici, nous avons une signature de Campana : souvent en attaque de vers, un syntagme, un mot accumulé selon la figure de l’anaphore, donnant une information (destinée parfois à évoluer) : on entre dans une pièce, on remarque avant tout l’odeur et ensuite on voit la plaie. Sorte de didascalie, ces occurrences plantent le décor, elles participent à la théâtralité des actions, des mouvements du quotidien. Lors de la traduction, il faut absolument conserver cet effet pour ne pas déséquilibrer, ne pas dissoudre les intentions du poète.

Interrogeons-nous sur une récurrence marquante dans ce texte, il s’agit de «c’è». Les positions en fin de vers créent le même enjambement, la même suspension dans la lecture. Ce syntagme est systématiquement annonciateur d’un complément de lieu pour les trois premières apparitions («c’è nella stanza», «c’è nella stanza», «c’è nel cuore») ; et alors que le lecteur s’habitue à cette association, lors de la dernière apparition, il ne s’agit plus d’un lieu mais de quelque chose qui a déjà été présentée au lecteur («una piaga rossa languente»). Campana habitue le lecteur à une image (provoquée par un mot clef) et brise l’attente grâce à un changement de référent. Lisons maintenant les traductions : faisons une première remarque pour dire que la répétition au sein de la même traduction est répétée, la constance du choix participe à la restitution des occurrences. Une deuxième remarque s’attache à commenter le texte de Mileschi : il cherche à restituer en français un rythme qui serait le plus proche du rythme campanien, il a trouvé une solution qui va dans deux sens. Plus court que «il y a », « y’a » permet, d’abord de calquer visuellement le texte italien (deux lettres et une apostrophe) et ensuite de provoquer le même effet d’attente furtive. Il s’en suit que l’effet répétitif dans sa traduction est plus surprenant du fait de la transformation en emploi familier du syntagme « il y a ».

Intéressons-nous maintenant aux problèmes de traductions d’une figure de style engendrant par définition une répétition : le chiasme. « E tremola la sera : è fatua la sera e tremola [ma c’è ». Sous la forme de ce chiasme, la répétition prend l’apparence d’un reflet dans un miroir et de ce fait, elle est davantage un effet de style que le martèlement d’une image. La difficulté dans la traduction consistera à ne pas briser de trop cette construction du fait de l’éloignement morphologique entre la coordination et le verbe être.

Mileschi traduit mot à mot : pour contrebalancer l’ajout obligatoire en français du pronom sujet devant le verbe, il en a fait de même avec le verbe suivant et ce qui apparaîtrait à première vue comme une destruction du chiasme est en fait une béquille pour équilibrer, certes en allongeant, la seconde partie du vers.

Sur trois traductions des Canti Orfici de Dino Campana, deux rendent avec le plus de justesse et de respect nécessaires le réseau des répétitions. Puisque, dans le cas de Dino Campana, le traducteur doit rendre tant que possible ces occurrences, véritables support identitaires de son écriture et de sa création poétique.

La difficulté cependant réside dans la traduction des répétitions macrotextuelles qui, du fait de leur éloignement entre elles peuvent tenter le traducteur de ne pas y prêter attention et de ce fait de ne pas les restituer. Nous ne disons pas que toute répétition macrotextuelle est restituable ; nous savons que parfois le traducteur est confronté aux problèmes de la langue laquelle imposera la création ou l’effacement d’une répétition, et ce de manière non voulue, non désirée. Et lorsque un substantif ou adjectif italiens ont en français diverses façons d’être rendus, il est évident que ce qui compte, c’est de transmettre la signification du texte de Campana ; nous affirmons seulement que, dans la mesure où en français il est possible de jouer sur l’ambivalence sémantique d’un même mot, il est souhaitable de maintenir ce jeu d’interprétation, lequel permet de conserver la répétition de notre poète.

Il n’est pas redondant de rappeler qu’au-delà de la répétition comme signature, les occurrences sont autant d’étapes dans l’observation et l’interrogation de notre poète ; ses répétitions s’inscrivent dans la durée de l’image et annoncent « l’intuition d’une très prochaine concentration de la multiplicité de l’image ». Les répétitions participent alors de la constance de la présence de la mémoire dans l’écriture de Dino Campana, où « le souvenir le plus lointain retrouve la couleur de l’instant vécu ». Elles expriment le plaisir partagé de la réminiscence, des litanies de souvenirs.